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Humiliée par son frère. Ridicule devant son cousin. Azilis pleurait, dents serrées, couchée en travers de son lit.
Épouser cette outre vaniteuse de Lucius ? C’était une perspective encore plus répugnante maintenant qu’Aneurin était revenu. Ses yeux noirs, sa voix vibrante et chaude, la beauté sauvage de ses poèmes l’avaient envoûtée. Tout comme cette lueur de folie dans son regard quand il évoquait son épée ou le Haut Roi des Bretons.
Il fallait qu’elle parle à son père ! Ormé la suivit des yeux quand elle quitta sa chambre puis, dans un soupir, opta pour une prise de possession totale du lit.
Appius se tenait dans la bibliothèque, sa pièce préférée. C’était aussi la plus belle de la villa, avec son plafond bleu semé de coquillages et ses murs décorés d’anciennes fresques aux couleurs passées. Castor et Pollux y côtoyaient Apollon et Daphné ou Jupiter et Europe.
Comme tous les riches Gallo-Romains, Appius était chrétien. Mais sa foi plutôt tiède s’accommodait fort bien de sa passion pour l’art des temps païens. Avant la mort d’Olwen, c’était dans cette pièce qu’il traitait ses affaires et qu’il se retirait pour parcourir ses codex ou ses précieux rouleaux de littérature. C’était dans cette pièce aussi qu’il avait appris à lire et à écrire aux jumeaux, faute d’un précepteur digne de ses exigences. Combien d’heures Ninian et Azilis avaient-ils passé côte à côte à déchiffrer puis commenter des textes grecs ou latins ?
Soutenu par des coussins, à demi allongé sur son lit près de la fenêtre qui ouvrait sur le péristyle et, au-delà, sur le jardin, Appius lisait. Azilis déclama par-dessus son épaule quelques vers du poème latin qu’il tenait entre ses mains :
— Ton chant, divin poète, est aussi doux pour moi
Qu’un bon somme dans l’herbe à mon corps fatigué,
Ou qu’une eau fraîche
offerte à ma soif estivale[20].
Virgile… Voilà ce que nous
aurions pu réciter à Aneurin hier soir, pour le remercier d’avoir
chanté.
Appius leva la tête et, comme d’habitude, le cœur d’Azilis se serra à la vue de son teint couperosé, de ses yeux mornes.
— Tu as raison, ma Niniane, il nous a subjugués. Mais il n’est pas trop tard pour le remercier.
Niniane.
Depuis que Caius et Ninian étaient partis, seul son père l’appelait encore par ce surnom. Un surnom qu’on lui avait donné dans sa petite enfance parce que les jumeaux étaient inséparables. Elle fit le tour du lit et s’assit auprès de lui.
— Que penses-tu du projet d’Aneurin, papa ?
— Ton cousin est fou, mais quelle beauté dans sa folie !
— Tu ne veux plus l’aider ?
— Ai-je dit une chose pareille ? Si je n’étais pas devenu ce vieillard inerte, je le suivrais dans son voyage. Oui, j’engagerais autant de forgerons que nécessaire pour armer tous les hommes d’Ambrosius Aurelianus et je les accompagnerais sur les champs de bataille pour semer la mort chez les Saxons. Hélas, dorénavant je ne suis bon qu’à ouvrir mon coffre pour distribuer de l’or.
— Ce n’est pas négligeable. On ne gagne pas une guerre sans argent.
— Sans doute, mais ce n’est pas comme de participer au combat. Dis-moi, ma Niniane, pourquoi t’intéresses-tu autant à ce projet ?
Elle alla, nerveuse, regarder le jardin par la fenêtre ouverte. L’intensité du soleil masquait le paysage.
Sans se retourner, elle déclara d’une voix sourde :
— Papa, Marcus veut que j’épouse ce balourd de Lucius Arvatenus. Je voudrais que tu lui parles. Il me harcèle sans relâche. Peut-être me laissera-t-il tranquille si tu interviens.
— Je le ferai, Azilis, mais quel effet obtiendrons-nous ? Marcus ne craint plus mon autorité. Il agit déjà en maître et il faut avouer qu’il est le seul à se préoccuper de la gestion de la villa. Je n’en ai ni la force ni l’envie. Crois-tu que j’ignore que c’est à lui que s’adresse l’intendant quand une décision doit être prise ? Je ne suis plus qu’un fantôme.
Il la vit baisser la tête, désespérée.
— Reviens près de moi.
— Tu as l’âge qu’avait Olwen quand je l’ai rencontrée. Mon Dieu, qu’elle était belle ! Si belle que j’osais à peine la regarder, moi qui étais son aîné de dix ans, déjà père et déjà veuf. Toi aussi tu es belle, ma Niniane, mais fière et farouche comme une louve. Tu fais peur aux hommes sensés. Je m’en veux de t’avoir si mal élevée. J’ai été égoïste, je voyais trop à quel point tu me ressemblais. Ne pleure pas, Niniane, tu es forte, tu sauras te débrouiller. Toi et Caius, vous êtes les plus forts de mes enfants.
D’une main Azilis sécha ses larmes.
— Ne te reproche pas de m’avoir éduquée comme tu l’as fait. Je ne voudrais pas qu’il en soit autrement. Je te remercierai toujours de ce que tu m’as donné.
Elle embrassa tendrement le front de son père.